C’est une première ! Les céramiques de Marjolaine Caron et Louis Bachelot sont à la fois exposées à l’Abbaye royale de Fontevraud et au musée d’Art moderne adjacent : jusqu’au 4 mars prochain, un festin de terres cuites émaillées, La Très Grande Table, célèbre les festivités hivernales dans le réfectoire de l’abbaye tandis que d’autres créations conçues par le duo d’artistes Caron & Bachelot entrent en résonnance avec une sélection de tableaux exposés au musée d’Art moderne. Pénétrer sous la grande nef de l’église abbatiale de Fontevraud est déjà en soi une véritable invitation au voyage, à la fois par l’architecture romane Ô combien spectaculaire qui nous surplombe, et aussi, depuis bientôt cinquante ans, par la découverte d’une programmation en art contemporain qui ne cesse de se renouveler pour mieux nous surprendre. Un hiver très orienté cette année autour de la céramique, avec deux installations majeures et pour le moins contrastées, la subtile et mystique Élévation de Georges Jeanclos qui illumine le chœur, et la Très grande table aux accents baroques de Louis Bachelot & Marjolaine Caron qui ont eux décidés de faire ripaille dans le grand réfectoire.
Passé les quatre célèbres et magnifiques gisants qui s’imposent dès l’entrée, c’est une véritable procession de plus d’une vingtaine de personnages de Georges Jeanclos (1933-1997) qui nous accueillent. L’artiste n’est plus à présenter même si son œuvre n’a pas si souvent été exposée au cours des dernières années. Sculpteur majeur de la deuxième moitié du XXe siècle, il est connu pour ces personnages aux visages effacés, tous travaillés en fines feuilles de terre brute, habités par les mystères de l’humanité. Organisée en collaboration avec la galerie Capazza, cette Élévation montre l’émergence de la verticalité dans son travail, en parfaite résonance avec la forêt des majestueux piliers qui soutiennent le chœur de l’église. L’œuvre de Jeanclos, marquée indéniablement par les traumatismes de la Seconde Guerre mondiale, se trouve ici totalement transcendée, pour s’offrir à nous, telle une nativité universelle, où la beauté l’emporte sur la noirceur résurgente de notre monde actuel. L’installation, en demi-cercle et totalement en suspension dans cet espace envahi de lumière, semble littéralement flotter, nous invitant avec grande douceur, sinon au recueillement, du moins à une véritable méditation.
Redescendu de cet espace hors du temps, il faut oser se perdre un peu dans l’abbaye Notre-Dame d’inspiration bénédictine fondée en 1101 par l’ermite breton, Robert D’Arbrissel. Monter quelques marches, traverser l’incroyable cloître du Grand-Moûtier, avant d’atteindre le réfectoire, du monastère qui accueillit moines et abbesses. Quelle que soit l’entrée choisie, la salle, paraît immensément longue. C’est naturellement l’espace qu’a choisi le duo Louis Bachelot & Marjolaine Caron pour installer son festin : une table sans fin, d’une vingtaine de mètres, qui force et renforce la perspective. Une table comme une cène, jonchée d’une impressionnante accumulation de céramiques que les yeux ont tout d’abord du mal à décrypter. Elles apparaissent et disparaissent, tel un étalage d’objets non identifiables au premier regard qui se révèlent au gré de l’avancement, sous les feux d’une demi obscurité savamment maîtrisée. Le décor est posé. Ici un soir de Noël 2023, ont dîné en tête à tête Richard Cœur de Lion et sa mère Aliénor d’Aquitaine. Dans le rôle du premier, Louis Bachelot, et dans la peau de celle qui fut au XIIe siècle, reine de France et d’Angleterre, Marjolaine Caron. Il fallait oser la performance, comme il fallait oser cet exploit de créer et produire en seulement quatre mois de résidence une telle profusion de céramique.
Il y a du grandiose, du spectaculaire, de la joie et de la violence dans ce banquet rabelaisien, une façon bien particulière de s’exposer, de s’exploser dans l’espace par autant d’œuvres accumulées ; posées là, comme retombées d’un ciel trop chargé, d’une corne d’abondance soudainement lâchée jusqu’à pleine satiété d’art et de plaisir à voir plus qu’à déguster. Au menu un sanglier, des pieuvres et des homards, des poulets, des asperges, des mille feuilles géants… Rien n’arrête l’appétit créatif de notre duo de plasticiens, ici autant conteurs que céramistes, autant acteurs que complices de cette grande farce contemporaine. À tourner et tournoyer autour de cette grande tablée, nous voilà bien vite ivre devant ces victuailles dont les couleurs, formes et reliefs s’entre mêlent, jusqu’à se confondre en une sorte de paysage gourmand que l’on ne cesse de manger des yeux.
Tout juste repus après avoir quitté le réfectoire, Louis Bachelot & Marjolaine Caron nous invitent à rejoindre la Fannerie, écrin qui accueille depuis maintenant deux ans le Musée d’art moderne et la somptueuse collection Cligman. Poursuivant leur périple terrestre, les deux comparses se sont amusés à y converser avec les œuvres : ici une nature morte de Soutine ou de Roger de la Fresnaye, là une scène biblique de Georges Rouault, ou encore plus loin quelques lumineuses tapisseries de Jean Lurçat. Les toiles semblent sortir des cadres, les sujets passant de la 2D à la 3D, pour prendre les formes d’exubérantes et chatoyantes compositions. Le florilège savamment dosé d’œuvres de toutes les époques qui occupent les trois étages leur fournit un véritable terrain de jeu, offrant aux visiteurs un insolite parcours à la recherche d’une quinzaine de saynètes aussi joyeuses que poétiques.
Que dire pour finir ? Que cet « Hiver à Fontevraud » est un véritable enchantement, prouvant une fois encore que l’art contemporain peut s’immiscer avec une certaine audace et beaucoup d’à-propos, dans les sites patrimoniaux les plus majestueux pour en susciter les visites ou nous les faire redécouvrir. Une belle manière de faire revivre l’histoire et de la poursuivre ; de nous convaincre une fois pour toute que la gourmandise est bel et bien vertu, et non point péché !